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PAROLES DE DÉFENSE

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L’imprévisibilité : une ambition pour le combat aéroterrestre



« Je sais, quand il le faut, quitter la peau du lion pour prendre celle du renard. » Napoléon Bonaparte



Le colloque de pensée militaire du Centre de Doctrine et d’Enseignement du Commandement (CDEC) avait cette année pour thème l’imprévisibilité et sa place dans le cadre d’une mutation de la conflictualité liée aux évolutions récentes du contexte géostratégique. La remontée en puissance d’États comme la Russie, la Chine ou la Turquie et les conflits en découlant laissent en effet présager un retour à des conflits de haute intensité. Le 4 février 2020, le général Lecointre, Chef d’État-Major des Armées (CEMA), définissait ainsi cette dernière dans son allocution d’ouverture du précédent colloque comme « une confrontation particulièrement violente », caractérisée par « un taux d’attrition considérable », ou encore « un affrontement de volontés où toutes les ressources, dans tous les champs, seraient mobilisables pour mener à l’effondrement de l’adversaire »[1]. Nos armées luttant contre des Groupes Armés Terroristes (GAT) sont confrontées au quotidien à l’imprévisibilité, propre aux conflits asymétriques et aux tactiques de guérilla dans un contexte contre-insurrectionnel. Dans le cadre d’un conflit symétrique, opposant des États aux moyens similaires et prêts à déployer toutes leurs forces, matérielles comme immatérielles, comment aborder cette notion d’imprévisibilité ?

Des écrits de Sun Tzu à l’opération Fortitude, en passant par la métis (« intelligence rusée ») d’Ulysse, l’histoire militaire est parsemée de références à la ruse, la déception et l’imprévisibilité. Bien qu’étroitement liées, ces trois notions ne sont pas forcément synonymes : la déception est l’un des outils de la ruse, tandis que l’imprévisibilité en est la « fille ». Nous nous proposons ici de revenir sur les réflexions posées ce jeudi 4 février 2021 à l’École Militaire, articulées autour de deux tables rondes et d’échanges avec le public, en les synthétisant en trois grand axes tels que dégagés par le général Burkhard, Chef d’État-Major de l’Armée de Terre (CEMAT) dans son allocution de clôture : être crédible, décider dans l’incertitude et être le moins prévisible possible.


Être crédible, condition essentielle du retour à la symétrie des conflits


À la différence des GAT et du contexte contre-insurrectionnel, un retour progressif vers des conflits de haute intensité et/ou symétriques implique une forte emphase sur les perceptions que nous diffusons. La mesure du pouvoir militaire ne pouvant s’effectuer uniquement à l’aune de son aspect matériel, il est nécessaire que la France se perçoive – et soit perçue – comme une grande puissance, ce qui passe également par le fait de se comporter comme telle.


Cette crédibilité repose essentiellement sur nos engagements passés, actuels et à venir, ainsi que sur leur maintien et leur efficacité. Dans ce domaine, nous demeurons l’un des pays européens dont l’armée est la plus active du point de vue opérationnel. En effet, nos forces de souveraineté stationnées dans les DROM-COM nous assurent une présence globale dans presque toutes les zones du monde. Notre participation aux missions onusiennes (Daman au Liban), européennes et otaniennes nous inscrit dans un contexte collaboratif important avec nos alliés. Nos propres opérations extérieures (BARKHANE dans la bande Sahélo-Saharienne et CHAMMAL au Levant) sont toutes deux des théâtres sur lesquels nous maintenons une pratique concrète de la guerre. Enfin, l’opération Sentinelle a renforcé la visibilité de notre armée sur le sol national, participant ainsi au lien entre la population et cette dernière ; lien qui s’avère essentiel au soutien social et politique nécessaire à la mobilisation nationale en contexte de guerre. Cette crédibilité repose également sur une certaine prévisibilité, notamment par le biais de nos arsenaux de dissuasion : il est essentiel d’être prévisible pour être crédible, imprévisible pour être efficace.


Reste que, depuis plusieurs décennies, nous n’évoluons quasiment que dans un contexte asymétrique de contre-insurrection. La préparation au retour à des conflits symétriques ou hybrides de haute intensité devra donc passer par un changement d’échelle dans nos capacités : plus de préparation, une hausse de volume de nos forces, du niveau des unités engagées et de l’intensité de leur engagement. Nous devons être capables de nous préparer à mobiliser plus largement, à procéder à un changement d’échelle jusqu’au déploiement d’une division entière. Cela se matérialise notamment par l’exercice conjoint avec les USA et le Royaume-Uni, Warfighter, prévu pour avril 2021, dans lequel sera engagée la 3e division.


Décider dans l’incertitude, la fin de l’éclaircie sur le champ de bataille


Les conflits des années 1990 et leur lot de nouvelles technologies de capteurs et de transmissions ont entretenu l’idée selon laquelle le brouillard de la guerre, éternel facteur d’incertitude, se verrait enfin dissipé. Cette idée s’est cependant rapidement vue remise en question, en particulier dans le cadre des conflits contre-insurrectionnels : un adversaire plus faible sur le plan capacitaire aura toujours un avantage quant à son imprévisibilité, parce qu’il est obligé de l’être pour pouvoir lutter. Les GAT peuvent ainsi se fondre dans la population, jouer sur le cadre légal international en dissimulant leurs armes et en les saisissant au dernier moment (transitionnant ainsi de civil à combattant), utiliser des moyens de communication « downgradés » pour éviter les capteurs…


Mais cette incertitude peut également se retrouver face à un adversaire étatique plus « conventionnel », en particulier ceux dont la culture militaire est traversée par cette logique d’imprévisibilité et qui ont recours à des stratégies hybrides. Les actions russes en Crimée, la stratégie chinoise en mer de Chine, ou encore la récente posture agressive de la Turquie en Méditerranée ont ainsi en commun le fait de nous placer face au fait accompli. Nous nous retrouvons donc, non plus à devoir décider en amont, mais dans la réponse permanente face à une situation de fait, face à un acteur qui teste nos limites en permanence. Nos processus de décision actuels, adaptés aux opérations que nous menons, doivent ainsi être adaptés à ce retour à une « escalade » progressive inter-étatique. Cela passe notamment par un élargissement des dimensions prises en compte : les décisions militaires n’ont pas les mêmes implications lorsqu’on lutte contre un GAT que lorsqu’on répond à un État. Par ailleurs, du point de vue politique, diplomatique, économique et tant d’autres, les répercussions d’un éventuel conflit symétrique sont bien plus profondes, appelant ainsi à renforcer la coopération interministérielle et interalliés pour y faire face.


La question informationnelle joue un rôle fondamental dans cette évolution : nous devons à tout prix éviter l’écueil qu’a pu être celui de la fin du XXe siècle. Les progrès rapides et significatifs dans le développement des IA, et plus largement dans la collecte et le traitement de données, ont tendance à être actuellement présentés comme avaient pu l’être les systèmes GPS satellitaires et autres outils de captation. Il nous faut être conscients des limites de ces technologies, et du fait que la guerre est – et restera – politique et donc humaine. L’« augmentation » de l’humain par la technologie ne doit pas nous faire perdre de vue que le décideur demeure limité par de nombreux biais psychologiques, qu’ils soient personnels (liés à son vécu) ou institutionnels (liés à la structure et à la culture des organisations). L’enjeu majeur qui s’ouvre à nous est donc d’apprendre à faire collaborer l’humain et la machine, conscients des forces et faiblesses de chacun, afin d’identifier le plus précisément possible le seuil que l’adversaire ne veut pas franchir dans l’escalade des tensions. Connaitre ce seuil permet de limiter grandement l’effet de sidération du fait accompli, mais aussi de pouvoir prendre des initiatives adaptées au rétablissement d’un réel rapport de force, plus qu’une constante réaction.


Se réapproprier une culture stratégique de l’imprévisibilité


Il nous faut donc apprendre à être, nous aussi, imprévisibles en travaillant sur les biais qui nous traversent et traversent notre culture organisationnelle, afin de nous adapter à ce nouveau contexte hybride entre asymétrie/symétrie et basse/haute intensité des conflits. Nos structures de décision sont aujourd’hui trop prévisibles du fait de notre culture politique mais aussi du cadre global dans lequel se déploie notre stratégie militaire. La culture de la transparence qui imprègne nos démocraties, les procédures publiques et figées, les alliances qui nous lient : toutes ces fondations de notre identité politique et militaire sont à prendre en compte. Il n’est bien sûr par question de revenir dessus, car elles font ce que nous sommes et sont ce que nos armées défendent, mais il est important que nous en soyons conscients afin de nous adapter au mieux.


Du point de vue organisationnel et décisionnel, il est évident que nous ne pouvons remettre en question ni la transparence de la chose publique et les principes moraux qui guident nos actions, ni nos alliances qui participent à nos relations avec nos voisins proches ou lointains. Reste que nos armées ont, depuis plusieurs décennies, et comme une grande partie de nos services publics, été rationalisées dans une logique gestionnaire. C’est sur ce point que nous pouvons agir le plus efficacement, car c’est cette rationalité poussée à l’extrême qui nous rend aussi grandement prévisibles : procédures complexes, centralité de la question budgétaire dans la prise de décision, habitudes bureaucratiques… Nous réapproprier une culture stratégique de l’imprévisibilité passe, sans surprise, par une plus grande flexibilité de nos organisations militaires, tant du point de vue capacitaire que du point de vue décisionnel. Un premier pas a été franchi dans cette direction, avec l’augmentation significative du budget alloué à nos armées ces dernières années et à l’horizon 2030, ainsi que le développement du programme SCORPION.


Enfin, nous devons développer notre capacité à agir sur le champ immatériel, car une grande partie de la prévisibilité de nos actions, et de l’imprévisibilité de celles de nos adversaires, passent par les perceptions. Un effort est à fournir en ce sens du point de vue organisationnel et humain, mais aussi culturel. Nous devons accepter que le champ informationnel, que l’on désigne habituellement sous le terme de « cyber », constitue un réel champ d’action dans lequel nous devons être capables, comme c’est le cas pour la terre, l’air et les mers, de développer des stratégies aussi bien défensives qu’offensives. Ainsi, un adversaire que l’on serait prêt à combattre par la force dans le champ matériel ne doit pas se trouver hors de notre portée sur le champ immatériel. Les Britanniques, et la création de leur 6e Division, entièrement dédiée aux opérations cyber, d’influence, de communication et de renseignements nous montrent la voie : il nous faut intégrer des profils spécialisés dans les domaines humains, et les considérer non plus uniquement comme remplissant des fonctions de support, mais bien comme une composante de notre armée à part entière.



Louis Dubouis



Illustration : Affiche du colloque du Centre de Doctrine et d'Enseignement du Commandement

[1] Centre de Doctrine et d’Enseignement du commandement, Face à la haute intensité, quel chef tactique demain ?, recueil des interventions prononcées à l’occasion du colloque de pensée militaire du 6 février 2020

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